Après des années bien dans l’entre-soi de la société américaine blanche et républicaine, (voir ICI le p.art.age précédent), on voit Rockwell évoluer d’un pur patriotisme conservateur à un engagement avant-gardiste. Cette mutation progressive trouvera son apogée dans les années 60 quand Rockwell arrête une collaboration de 47 ans avec le très conservateur Post pour rejoindre la revue Look. Là, il dispose d’une plus grande liberté et peut exprimer ainsi ses convictions politiques de plus en plus tournées à gauche.
C’est ainsi qu’il peint en 1964 « The Problem We All Live With » qui montre Ruby Bridges, une petite afro-américaine de six ans, se rendant dans une école «pur blanc» qui vient d’être «déracialisée», escortée par quatre policiers dont on ne voit que les corps, pas les visages. Cadrage créatif audacieux. Les quatre portent un brassard US Marshal jaune, ils ne sont donc pas des personnes mais le symbole de l’autorité.
La petite Ruby est vêtue d’une robe, chaussettes et baskets blanches accentuant ainsi le contraste avec sa peau noire. En main, un cahier, un livre, une règle, deux stylos.
Tous cinq, ils marchent devant un mur où une tomate vient d’être jetée, et où on peut lire «nigger» (négro en Anglais) et KKK, acronyme de Ku-Klux-Klan. On sent que les protestataires font face à la scène, mais ne sommes-nous pas, spectateurs, au milieu d’eux ?
La petite, courageuse et déterminée, ne se trouve pas entre ses protecteurs mais plus en avant dans la marche, elle semble même prête à les dépasser, montrant ainsi sa volonté d’émancipation, son envie d’école, sa force supérieure, elle pourtant si fragile entourée de quatre gardes du corps.
En comparant la photo de la gamine escortée et le tableau qu’en a fait Rockwell, on comprend le génie de l’artiste, il magnifie une situation, réorganise la scène, ajoute des symboles, hiérarchise les acteurs et crée ainsi un instantané intemporel qui résume en une image, un problème de civilisation très complexe.
Rockwell ne s’est pas arrêté là, il a peint d’autres images pour dénoncer ce terrible problème racial que lui aussi, à une époque, ne savait pas, ne voulait pas savoir qu’il existait. Rédemption politique.
On peut dire que cet homme était bon, il ne voyait pas le mal, artisan du dessin, confortable dans son univers blanc de blanc qu’il illustrait si bien, entouré de ceux qui pensaient tous pareil, bien à droite, en suprémacistes blancs, conscients ou inconscients, soft ou hard.
Son réveil, bien que tardif, lui permet de revenir sur le devant de la scène artistique. Car jusque-là, le monde de l’art ne le reconnaissait pas, lui l’illustrateur romantique au regard bienveillant, au milieu des Pollock, De Kooning, Rothko, Rauschenberg, Warhol,… alors qu’il est probable que l’histoire retiendra de lui le narrateur de la vie américaine du début du XXème siècle, qu’il aura décrite dans sa réalité visible et cachée, en maître des images et des symboles.
Il a quitté son chevalet le 8 novembre 1978, à l’âge de 84 ans. On peut se demander comment Rockwell aurait peint les USA que nous connaissons aujourd’hui, comment il aurait traité en image les attentats du 11 septembre, les sales guerres d’Irak et Afghanistan, l’accession d’Obama à la présidence, les frasques de son successeur, les #blacklivesmatter et #meetoo, les regrettables revirements réactionnaires de la cour suprême ??? Lui qui avait tant de talent pour nous montrer, en une illustration, ce que de longs textes ont souvent peine à faire.
Musée Norman Rockwell : https://www.nrm.org/
A la découverte des talents de Rockwell:
LE SAVIEZ-VOUS ?
En 2004, dans un avion, le Colombien Fernando Botero, peintre et sculpteur très connu pour ses beaux personnages aux formes rondement généreuses, pour ses scènes colorées de la vie quotidienne de son pays et pour ses remake de tableaux célèbres (que nous avons évoqués dans un précédent p.art.ages), a lu un article du journaliste d’investigation Seymour Hersh qui lui a ouvert les yeux.
Voici ce que Botero en a dit : «Le monde entier et moi-même, avons été très choqués du fait que les Américains torturaient des prisonniers dans la même prison que le tyran qu’ils étaient venus chasser. Les USA se présentent comme des défenseurs des droits de l’homme, et bien sûr en tant qu’artiste j’ai été très choqué et en colère. Plus je lisais sur ce sujet, plus je devenais motivé… Je pense que l’article de Seymour Hersh a été le premier article que j’ai lu alors que j’étais dans l’avion, et j’ai pris un crayon et du papier et j’ai commencé à dessiner. Puis je suis arrivé à mon studio, et j’ai continué par des peintures à l’huile. J’ai étudié toute la documentation que je pouvais trouver. Cela n’avait aucun sens de copier, j’essayais de visualiser ce qui se passait réellement là-bas.»
L’article en question décrivait, photos à l’appui, les tortures infligées aux détenus irakiens par l’armée US dans la prison Abu Ghraib en Irak.
Botero a saisi là l’occasion de montrer de façon à la fois esthétique et intemporelle les abus impunis des états, tout comme l’avait fait Picasso en peignant Guernica.
Le rôle des artistes est crucial, certainement dans les sociétés démocratiques, là-même où ils peuvent exprimer leurs idées sans contrainte. Ils deviennent ainsi les révélateurs des mensonges, injustices, errements et crimes de certains gouvernements. Bien mieux que les lanceurs d’alertes, car les œuvres d’art picturales vivent dans la durée. Quand dans un siècle ces peintures et dessins de Botero seront encore exposés, on aura oublié les Snowden, Assange, Panama Papers et autres leaks… mais point les horreurs des prisons d’Abu Ghraib.
Vous ne verrez pas ici les photos des tortures infligées par les soldats américains, qui ont tant choqué le monde et ont décidé Botero à peindre ces horreurs pour mieux les condamner. Une recherche sur google images vous aidera à trouver les authentiques (mais méfiez-vous des « fakes »).
beaucoup de talent, en effet. cela dit, l’acceptation de la difference, qu’elle quelle soit est decidement difficile pour beaucoup d’entre nous. je ne connaissais pas rockwell mais j’ai lu l’oiseau bariole….la route est encore longue et promet d’etre sinueuse.
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