Les jeux de sociétés sont aussi anciens que les civilisations. En Inde, il y a 5000 ans, on jouait déjà aux dés. Les égyptiens se passionnaient pour le mehen (jeu du serpent) et les Chinois inventèrent le go alors que l’Europe n’en n’était qu’à l’âge du fer. En Afrique, les Masaï jouent au «en gehé» qui, dans leur tradition, fut inventé par Sindillo, le fils de Matoumbé qui était le premier homme sur Terre. Venus de l’Espagne musulmane, les échecs arrivèrent chez nous vers l’an 1000 puis les jeux de cartes vers le XIVème siècle, le jeu de l’oie au XVIIème, le monopoly début du XXème, le scrabble juste après la dernière guerre, les jeux électroniques dans les années 70 et nous voici maintenant à l’ère des jeux en ligne. Quelle évolution, quelle variété, quelle créativité.
Certains sont jeux de hasard mais beaucoup font appel à la réflexion, à la créativité, à la mémoire, au calcul, à la stratégie… à tel point que les subtilités du jeu de go étaient enseignées aux samouraïs comme entraînement à la tactique militaire. Au cours des siècles, et selon les pays ou les coutumes, les jeux étaient interdits aux femmes, réservés aux élites, ou considérés comme blasphématoires. Et bien sûr l’argent a vite fait de trouver sa place dans ces distractions ludiques, réceptacles des passions humaines.
Car, oui, les jeux ne sont pas que des passe-temps innocents. Ils sont l’occasion pour certains de manifester, souvent involontairement, leurs qualités comme leurs défauts.
Et les artistes, ceux qui décrivent si bien les travers des hommes, l’ont bien compris. Que ce soit avec Le Joueur de Dostoïevski, l’Homme Dé de Cockcroft, la Musique du Hasard de Auster, Le Joueur d’Echec de Stefan Zweig en littérature, Marius qui nous fend le cœur (à voir ICI), La Diagonale du Fou, et aussi Un Tramway nommé Désir et ses deux scènes mythiques de poker, ou encore la partie d’échec érotique entre Faye Dunaway et Steve McQueen dans dans l’Affaire Thomas Crown (à voir ici) au cinéma et, au théâtre ou en peinture avec tant d’œuvres remarquables, à voir ICI, le jeu se retrouve thème central.
Voici donc l’occasion idéale pour observer ce que les artistes peuvent nous offrir quel que soit le sujet qu’il traitent.
En art, la représentation des êtres, qu’importe la technique employée, transforme la vie, les événements, les situations en les fixant dans le temps. Une sorte d’arrêt sur image, une verticalité dans la durée. Une fois écrit, dansé, joué, filmé, photographié, peint, ce qui est représenté ne fait plus partie du présent, ni du passé, mais devient éternel, figé à jamais. Et hors du temps, devient œuvre d’art ouverte à la réflexion.
Prenons par exemple ce tableau de Georges de La Tour (1593-1652) intitulé Le Tricheur à l’As de Carreau peint vers 1637 et conservé au Musée du Louvre de Paris.
On y voit quatre personnages dont trois jouent aux cartes, pour de l’argent. La lumière vient de la gauche et éclaire les visages sauf celui de l’homme qui est le tricheur (l’homme de l’ombre), on voit qu’il cache des cartes sous sa ceinture. Il cache aussi sous le coude, deux malheureuses pièces. Les personnages sont bien détachés du fond noir et on ne peut savoir où se situe la scène. Car le lieu n’a pas d’importance. Seule l’intrigue et les comportements humains importent.
Les personnages de gauche sont de connivence, ils ne font qu’un, graphiquement liés, on le voit aussi aux regards échangés. Au centre du tableau, une courtisane, la poitrine avenante, les perles au cou, aux oreilles et aux poignets (attribut des prostituées de l’époque), regarde, d’un œil fuyant à la fois le tricheur (qui nous regarde) et la servante qui sert le vin, elle-même regardant aussi le spectateur (vous, nous, mais aussi le monde entier) d’un regard en coin, mi inquiet, mi menaçant. Elle surveille la scène de crainte que l’on de découvre le pot aux roses. Tout à droite, très luxueusement vêtu, la plume au chapeau, le visage poupin, le regard absorbé par son jeu, un jeune homme. Il a beaucoup d’or devant lui. Il est la proie.
Cette description est sommaire, il y aurait plus encore à en dire, à expliquer, à démontrer. Sur la scène elle-même, sur la composition esthétique, sur la partie jouée, sur les gestes et les attitudes… sur les vices premiers, argent, alcool, sexe,… Tant de choses à dire sur un seul tableau.
Ce qui est remarquable dans cet exemple parmi d’autres tient dans l’abondance des travers humains exprimés en une seule scène intelligemment construite par l’artiste. La réalité serait sans doute aussi riche, peut-être même plus… mais étalée dans le temps, même court, donc éphémère, fugace. L’œuvre artistique, elle, permet d’assembler en un même instant (la verticalité du temps), ce que la réalité n’offre que dans la durée et aux seuls témoins présents. Nous permettant ainsi, spectateurs éveillés, de disserter sur le sujet dans sa globalité figée et de le disséquer, at vitam aeternam.
LE SAVIEZ-VOUS ?
Venant de Chine, en passant par la Corée, le jeu de go arrive au Japon peu après l’an 700. L’aristocratie s’en empare et interdit aux autres d’y jouer. Il faut attendre le milieu du XIXème siècle et l’entrée du Japon dans l’ère industrielle, sous Meiji, pour que le jeu de go perde ses repères féodaux et ses mécènes. Il tombe en désuétude jusqu’au début du XXème où il renaît de ses cendres, adopte de nouvelles règles plus simples et se démocratise. Le temps maximum d’une partie est réduit à 16 heures… avant les parties pouvaient durer plus d’une semaine !Malgré les difficultés engendrées par la seconde guerre mondiale, le jeu resta très populaire.
Une anecdote illustre bien la rage de jouer des professionnels du go. Au printemps 1945, deux grands champions s’affrontèrent dans le prestigieux tournoi d’Honinbō. Jouer à Tokyo étant impensable après les terribles bombardements de mars 1945, il fut décidé que le match se déroulerait durant l’été à Hiroshima.
La première partie eut lieu les 23 et 25 juillet 1945, malgré l’interdiction de jouer ordonnée aux joueurs par le chef de la police locale, qui craignait pour leur sécurité. Leur maison fut d’ailleurs mitraillée par l’aviation américaine durant la partie. Furieux d’apprendre qu’on lui avait désobéi, le policier leur interdit formellement de rejouer dans la ville. Les adversaires tombèrent d’accord pour disputer la seconde partie du 4 au 6 août à Itsukaichi, dans la banlieue d’Hiroshima. Le 5 août, les joueurs faisaient une pause dans le jardin, lorsqu’ils virent une lumière aveuglante suivie par la formation d’un gigantesque «champignon» et par un souffle violent qui brisa les fenêtres et renversa les meubles et la table de jeu. Comme ils en étaient au yose (fin de partie après les combats), ils replacèrent la position et terminèrent la partie, qui vit la victoire de Hashimoto Utaro avec cinq points d’avance. Ce ne fut que plus tard dans la journée, en voyant arriver les rescapés de la première bombe atomique, que les joueurs comprirent la tragédie à laquelle ils avaient miraculeusement échappé.
La confrontation se termina par un résultat nul (3-3) en novembre 1945, durant l’occupation américaine, après la reddition du Japon.
Cette partie historique est restée dans les annales du GO et porte le nom de Atomic Bomb Game. Regardez le petit film ICI.
Brigitte & Jean Jacques Evrard
p.art.ages@proximus.be
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